La Grande Fraude
« Le surendettement provoqué par des prêts prédateurs
et la spéculation tuent »
Jean-François Gayraud
ENTRETIEN RÉALISÉ PAR STÉPHANE AUBOUARD
VENDREDI, 13 MAI, 2016
L’HUMANITÉ
http://www.humanite.fr/jean-francois-gayraud-le-surendettement-provoque-par-des-prets-predateurs-et-la-speculation-tuent
Pour le commissaire divisionnaire spécialiste de l’évasion fiscale et essayiste, la
finance mondialisée, boostée par les multinationales, vampirise les forces vives des
pays. Avec l’aide de médias inféodés, et d’une justice au pas, elle veut se substituer
définitivement à l’État-nation, et menace à court terme nos structures démocratiques.
Votre livre, l’Art de la guerre financière (1), convoque l’un des grands classiques de
la littérature stratégique et militaire, l’Art de la guerre, du Chinois Sun Tzu.
Pourquoi ce titre ?
Jean-François Gayraud
Tout est parti de la crise grecque.
Depuis une dizaine d’années, la Grèce est le théâtre d’une guerre financière qui ne dit pas son nom.
J’ai été à la fois indigné et étonné de la manière dont le peuple grec a été maltraité.
Les médias ont rendu compte de cette affaire de façon à la fois tronquée et surtout
xénophobe. Partant de ce constat, je me suis dit qu’il fallait changer de clé de
lecture sur la question financière. En convoquant la criminologie et la géopolitique,
j’ai ajouté cette fois-ci une autre discipline : la stratégie ou, si vous préférez, la
polémologie.
La finance internationale s’est aujourd’hui constituée en puissance, avec des
objectifs propres souvent adossés pour des raisons tactiques à des États.
Son action relève d’une stratégie militaire, autrement dit de l’hostilité. Or, comme dans
toute guerre, il y a un art de la guerre financière. C’est la réalité. En matière
financière comme dans beaucoup d’autres domaines, ce ne sont pas toujours les «
grandes décisions politiques » qui changent le monde, mais les choix à la fois
discrets, techniques et invisibles, donc stratégiques et toujours idéologiques. Ce
qui caractérise la pensée conservatrice, c’est qu’elle veut nous faire croire qu’il y a
un caractère naturel et inéluctable des situations. Derrière le paravent de la science
et de la technique, s’est imposée une croyance selon laquelle les marchés
financiers peuvent se substituer à l’État et à la démocratie. Or la dérégulation des
marchés est une addition de décisions et de créations humaines. Il s’agit donc d’un
problème de choix et de décisions. Tant qu’on ne comprend pas que les rapports de
forces existent, que nous sommes dans un univers non simplement de concurrence
comme le pensent les libéraux dogmatiques mais aussi d’hostilité, on passe à côté
de l’essentiel.
De quelle stratégie use la finance pour mener cette guerre ?
Jean-François Gayraud
La finance aime la ruse et brouille les pistes. Elle sait créer
de la distance et avance masquée : cette distance est à la fois géographique, sociale
et médiatique, si bien que le lien de causalité est difficile à établir entre les
dommages sociaux et leurs causes profondes. Je prends dans mon livre l’exemple
de la hausse des suicides en Grèce, liés aux décisions brutales des prêteurs
internationaux et des différents gouvernements grecs qui ont jeté la population
dans la pauvreté à coups de mémorandums et de surendettement. Il s’est produit le
même phénomène aux États-Unis avec la crise des subprimes. Le surendettement
provoqué par des prêts prédateurs et la spéculation tuent, ce n’est pas une
métaphore. Quand, du jour au lendemain, le cours du blé augmente, que le prix de
l’électricité ou de l’eau atteint des sommets, des gens se nourrissent moins bien, se
chauffent moins bien, et il est évident que cela affaiblit, blesse et tue. Ces morts ne
sont pas des dommages collatéraux. Encore faut-il savoir observer et nommer cette
réalité.
Vous voulez dire que les intellectuels ont déserté les rangs sur ce sujet…
Jean-François Gayraud
En un sens, oui. Il faut apprendre à renommer correctement
ces phénomènes et à savoir les analyser. Aujourd’hui encore, en « science
économique », qui se définit comme une discipline positiviste, le crime n’a pas
d’étiologie spécifique. Les économistes ne veulent pas voir que, lorsque le crime
se systématise, il détruit des richesses, modifie en profondeur le fonctionnement
des marchés et transforme l’environnement. Pour eux, le crime n’est qu’un
accident, un déplacement de valeurs, aux conséquences mineures. Les sociologues
en revanche ont réussi à aborder la question. Je pense notamment à l’Américain,
Edwin Sutherland, qui a créé le concept de criminalité en col blanc dans l’entre-
deux-guerres. Il a su montrer l’omniprésence de ces crimes, malgré leur quasi-
invisibilité matérielle, sociale et judiciaire. Malheureusement, la sociologie est
actuellement dans la déconstruction de tous les concepts de criminalité, ce qui
amène à un relativisme dangereux et à des comportements d’impunité inégalés. Si
vous expliquez que le crime n’existe pas en général, comment l’appliquer ensuite
aux criminels financiers ?
Mais tout celà n’est pas le fruit du hasard. L’idéologie libérale est commune à peu
près à toutes les élites, et couvre un très large spectre allant de la droite à la
gauche. Si bien qu’il existe une réelle convergence intellectuelle, et non une
opposition, entre l’esprit de Mai 1968 et le Medef aujourd’hui. Cette idéologie
libérale/libertarienne, qui fait l’éloge de la libération de tous les désirs, alimente le
consumérisme et la machine capitaliste. Elle est l’élément clef de la toute-puissance
des marchés et elle a pour adversaire, pour ennemi même, l’État-nation, socle
pourtant de la solidarité et de la liberté.
Cette idéologie ultraconservatrice attaque l’État-nation mais aussi les valeurs de
citoyenneté et de travail…
Jean-François Gayraud
C’est vrai. Le catéchisme libéral de la médiasphère nous
impose une tonalité toujours pleurnicharde sur le coût du travail, et ce de manière
lancinante. Tout cela consiste en une vision du monde volontairement hémiplégique
quant aux analyses des forces économiques en présence. Il s’agit d’oublier et de
taire systématiquement le coût exorbitant du capital toxique et par conséquent de
tromper le citoyen.
Les vingt-huit banques qui constituent l’oligopole mondial possèdent à elles seules
quelque 56 000 milliards d’euros de réserves, tandis que la dette mondiale cumulée
atteint environ 47 000 milliards d’euros… Ce que ces chiffres démontrent par leur
aberration et leur côté irréel, c’est qu’il y a une masse financière qui vit sa propre
vie et qui est déconnectée de l’économie réelle. C’est un fait majeur et nouveau
dans l’histoire humaine, deux époques sont aujourd’hui clairement identifiables :
une première durant laquelle la politique pouvait encore affirmer son autorité sur le
financier, puis celle qui, lentement mais sûrement depuis le XIXe siècle, a inversé
ce rapport de forces, avec un monde de la finance qui assoit jour après jour sa
domination sur le pouvoir politique et même judiciaire. Depuis les années 1980,
quels que soient les pays, la finance n’est plus confrontée au droit punitif ; il y a une
réelle impunité pénale. On se situe dans un mode de gestion judiciaire qui relève
de la transaction pénale. Or un « bankster » réagit comme n’importe quel autre
criminel : il ne s’arrête que lorsqu’on l’arrête. Le grand scandale, et historiquement
la faute de Barack Obama, dans la gestion de l’après-crise des subprimes ayant
conduit à la misère des centaines de milliers d’Américains, aura été l’absence de
sanction pénale contre les banquiers fraudeurs.
Cette absence de droit financier, c’est aussi l’avènement de ce que vous appelez la
« zombicratie » ?
Jean-François Gayraud
Il est frappant d’observer, comme corollaire à ce système
financier, la manière dont les grandes multinationales se sont autonomisées et
comment non seulement elles fabriquent des biens et des services, mais aussi
comment elles portent un projet de société en dehors de tout choix démocratique.
Observons ce que les faux gentils de la Silicon Valley, les Gafa
(Google/Apple/Facebook/Amazon), nous proposent comme nouvel « avenir radieux
», emballé dans un marketing sirupeux ! Le libéralisme était l’idéologie motrice du
projet démocratique. Aujourd’hui, les deux concepts s’opposent.
Cet hyper libéralisme vient saper les fondements des institutions démocratiques au
profit de multinationales industrielles et financières.
Ce bouleversement historique nous a conduits à la crise de 2008 et en effet à
l’avènement d’une zombicratie, un système avide qui sclérose l’économie. Une
grande partie du système bancaire international donne l’apparence de la bonne
santé, mais c’est un système mortifère, lesté, grevé de mauvaises dettes donc de
prêts non recouvrables, douteux et parfois même frauduleux. Comme dans les films
d’horreur, ces morts-vivants ne cessent de revenir à la vie et de se renforcer. Deux
raisons à cela : tout d’abord, les banques ont été sauvées par l’argent du public,
avec le sang frais des contribuables. Ensuite, il y a eu le refus généralisé des États
d’amener les banquiers fraudeurs à l’origine des bulles immobilières et boursières
sur le terrain pénal. Comme il n’y a pas eu de sanctions, ni personnelle ni pénale, le
système a continué de fonctionner. Pire encore, des lois sont passées, notamment
en France, favorisant l’optimisation fiscale et donc la fuite des capitaux. La loi de
fiducie proposée en 2007 en est un exemple flagrant. Cette loi a permis d’introduire
le principe anglo-saxon de trust et donc de patrimoine d’affectation dans le droit
français.
Mais cette philosophie financière ne date pas d’hier. à partir des années 1960, avec
une loi de 1973 et enfin avec la dérégulation amorcée dans les années 1980, la
France a fait le choix dangereux de ne plus financer sa dette par l’épargne interne
et la Banque de France mais en allant sur les marchés financiers; et ce au nom de la
lutte contre l’inflation et de la saine gestion. Depuis, nous avons la tête sur le billot,
dépendants des taux d’intérêt pratiqués par les marchés financiers dotés désormais
d’un pouvoir disciplinaire sur les États et sur leurs dettes souveraines. C’est vrai
pour la France comme pour beaucoup de pays.
Que reste-t-il aux forces démocratiques pour lutter contre cette hydre cancéreuse ?
Jean-François Gayraud
Il faudrait d’abord que les États cessent d’avoir ce mauvais
réflexe de sauver les banques au nom du « too big to fail ». Face à la finance
dérégulée, il faudrait redécouvrir les vertus de la punition et de l’interdiction. Ce
sont certes des choses que nous n’aimons pas dans notre société spectaculaire et
festive comme diraient Guy Debord et Philippe Muray. Or l’idée de punir les
criminels financiers est une arme intéressante. D’abord, parce que cela peut freiner
la récidive. Et puis parce c’est un mode de régulation fondamental. Subitement, on
met une masse critique de droit dans les marchés.
Il y a aussi des exemples de résistance collective. L’Islande, comme le village
d’Astérix, a su résister à l’idéologie dominante et aux solutions conformistes et
paresseuses. Bien sûr, on peut toujours rétorquer que c’est un petit pays et un cas
particulier. Il n’en demeure pas moins qu’il y a eu une réaction civique, populaire, de
clairvoyance, de résistance – et dans une relation pourtant très asymétrique au
départ, les Islandais ont compris qu’ils pouvaient refuser le diktat de la doxa
libérale. Mais ce pays a pu faire jouer sa souveraineté monétaire car il n’était pas
encore corseté par les traités européens et l’euro.
C’est toute la différence avec ce qui s’est passé en Grèce, bien qu’Athènes eût
aussi des armes à faire valoir. Le Grexit que prônait Yanis Varoufakis était une arme
redoutable dont le gouvernement grec s’est trop rapidement privé, rendant ensuite
la négociation perdue d’avance pour le peuple grec, qui depuis subit l’austérité
imposée par la complexe machinerie de prêts internationaux qui ne sert qu’à
rembourser des banquiers. Le peuple grec ne voit presque rien de cet argent.
Enfin, il reste encore et toujours l’agora. Il faut faire confiance au débat public et à la
souveraineté populaire. L’idée qu’une petite élite et un groupe d’initiés seraient les
seuls sachant est une affirmation que personne n’est obligé de croire.
(1) L’Art de la guerre financière, de Jean-François Gayraud, éditions Odile-Jacob,
167 pages. 21,90 euros.
Un système capitaliste du crime organisé Le haut fonctionnaire de police est
docteur en droit, diplômé de l’Institut d’études politiques et de l’Institut de
criminologie de Paris. Auteur d’essais, dont la Grande Fraude. Crime, subprimes et
crises financières ou encore le Nouveau Capitalisme criminel (éditions Odile
Jacob), Jean-François Gayraud démontre que sur les marchés financiers le crime
est systémique.
Partant d’une connaissance approfondie du crime organisé, il décortique l’étrange coopération qui se noue entre criminels à col blanc, gangsters et hommes politiques.
Les Banques, les guerres et les crises
Les banques, la FED, les guerres et les crises.
https://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=eRQLOphvrJM
Jovanovic : Quand l’Europe se met à ressembler à la république de Weimar
https://www.youtube.com/watch?v=VTpOxU6ULfo
Wall Street et l’avènement d’Hitler
Antony C.Sutton
https://dissidences.hypotheses.org/8005
Pierre Hillard parle des livres de Antony C. Sutton :
Wall-Street, les soviets & les nazis…
https://www.leretourauxsources.com/essais/11-wall-street-et-la-revolution-bolchevique.html